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"Conan - Les Clous rouges", 3ème volume, 1934 - 1935

jeudi 9 décembre 2010, par Nébal

Conan - Les Clous rouges - troisième volume, 1934-1935
Robert E. Howard
Editions Bragelonne
Grand format, 525 pages reliées avec jaquette
Illustrations par Gregory Manchess, ouvrage dirigé par Patrice Louinet, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrice Louinet.
2008
35 €

Suite et fin de l’intégrale des aventures de Conan le Cimmérien rédigées par Robert E. Howard avec ce superbe troisième tome. Superbe à plus d’un titre : une fois de plus, Bragelonne a mis les bouchées doubles pour cette édition collector, reliée et illustrée ; or les illustrations (de Gregory Manchess, cette fois) sont bien autrement convaincantes que celles des volumes précédents (et notamment du second, pas très glop...).

Superbe encore de par sa richesse : rapellons-le, c’est la première fois que ces textes nous sont accessibles tels que Robert E. Howard les a écrits (or, pour ce qui est du « Maraudeur noir », notamment, les « modifications » apportées par Sprague de Camp étaient semble-t-il considérables...), et, si les riches annexes n’intéresseront le plus souvent que les exégètes les plus passionnés (à l’exception des mystérieuses versions inachevées de « Des loups sur la frontière » et de la « Lettre à P. Schuyler Miller », tout à fait intéressantes ; les autres n’en ont pas moins le mérite d’exister), l’excellent Patrice Louinet en profite une fois de plus pour nous livrer des commentaires passionnants, pointus et pertinents sur l’œuvre howardienne.

Superbe enfin, mais cela n’engage que moi, parce qu’il s’agit tout simplement et de très loin du meilleur volume de la série : si « Les Dents de Gwahlur » est un texte mineur, et « Les Mangeurs d’hommes de Zamboula » franchement médiocre (c’est même à mon sens le plus mauvais texte de Conan avec « La Vallée des Femmes Perdues », c’est dire...), les trois plus longs récits composant la majeure partie de ce volume sont par contre du plus haut intérêt : « Le Maraudeur noir » déjà cité, imparfait mais fort intéressant ; « Les Clous rouges », ultime aventure de Conan et une de ses plus célèbres ; enfin et surtout « Au-delà de la rivière Noire », à mon sens le meilleur récit de Conan, pour lequel le qualificatif de chef-d’œuvre n’est pas galvaudé.

Détaillons donc la bête. Le volume s’ouvre sur « Les Dents de Gwahlur » (pp. 19-71), une nouvelle assez anecdotique où Conan se partage entre ses rôles de mercenaire et de voleur. L’ensemble est relativement confus, mais quelques scènes d’horreur viennent pimenter la sauce. Rien d’inoubliable, cependant.

A fortiori si l’on tient compte de la suite ! Puisque l’on enchaîne immédiatement avec le meilleur texte du recueil (du cycle ?), « Au-delà de la rivière Noire » (pp. 73-149). Un récit qui tranche avec les précédents : nulle jeune fille dénudée, ici, et le cadre n’a plus grand chose à voir, Howard introduisant la « Frontière » dans son Monde Hyborien. C’est ainsi que nous faisons la connaissance des sauvages Pictes, barbares au même titre que Conan... qui se bat cependant contre eux, au service de l’Aquilonie civilisée ! Le résultat final est un western trépidant et magistral, et totalement désespéré : « Les dents de Gwahlur », à un niveau personnel, rapportait déjà un échec (et c’est le cas de la plupart des récits de cet ultime volume), mais ce caractère prend ici une dimension globale, qui en fait un texte particulièrement noir et dépressif. Nul happy end à attendre dans ce cauchemar guerrier, à la fameuse conclusion (pp. 148-149) :

« - La barbarie est l’état naturel de l’humanité, dit l’homme de la frontière, regardant toujours le Cimmérien d’un air sombre. La civilisation n’est pas naturelle. Elle résulte simplement d’un concours de circonstances. Et la barbarie finira toujours par triompher. »

Or Howard, à la différence de son fameux héros - qui survit toujours en vertu de cet axiome -, n’a rien d’un barbare... Ce texte a de profondes résonnances tant personnelles que politiques - l’époque se prête à ce genre de considérations... -, qui dessinent un auteur et une œuvre beaucoup moins unilatéraux que ce que l’on se représente d’habitude (au passage, je ne peux m’empêcher de noter que, au-delà de quelques éclats racistes, le texte se montre assez nettement anti-colonialiste ; il gagne sans doute à être éclairé par la lettre à Lovecraft mentionnée à propos du racisme dans Solomon Kane... et à l’éclairer en retour). Magistral et d’une efficacité sans faille, un sommet du genre.

La suite, si elle n’atteint pas à nouveau ces sommets, ne manque pas d’intérêt non plus. « Le Maraudeur noir » (pp. 151-250) est à nouveau un texte relativement expérimental, ou du moins audacieux par rapport aux récits antérieurs et à ce que réclamaient la rédaction et les lecteurs de Weird Tales : Conan n’y apparaît véritablement que tardivement (la moitié de la novella), la traditionnelle pétasse dénudée est remplacée par un singulier duo féminin (une jeune femme et une petite fille qu’elle a adoptée) nettement moins caricatural et même tout à fait réussi (et plus ou moins emprunté semble-t-il à La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne), et l’intrigue, enfin, mêle fantasy médiévalisante, western version frontière, cape et épées version piraterie, mélodrame et horreur ! Le résultat, on s’en doute, a quelque chose de bancal - les tractations ont de quoi faire sourire, à force, et la nouvelle n’est pas vraiment plausible... -, mais il n’en reste pas moins que ce récit, que l’on peut pour la première fois lire en français dans sa version purement howardienne, est assez enthousiasmant et efficace, doté d’un joli cadre et de bons personnages. Plus qu’honorable, donc.

Ce qui n’est certainement pas le cas pour « Les Mangeurs d’hommes de Zamboula » (pp. 251-291), nouvelle au caractère alimentaire affiché, prenant donc le contrepied total des deux précédentes et de celle qui va suivre. Histoire insipide qui n’a pour elle que sa brièveté (relative...), gratuités innombrables, racisme omniprésent et insupportable, érotisme forcé, emphase grotesque, ce texte commercial est une mauvaise blague dans laquelle un Howard fatigué se moque allègrement de son rédacteur et de ses lecteurs les moins exigeants. Levons un voile pudique sur cette nullité qu’on ne saurait même qualifier de ratage, dans la mesure où l’ambition lui faisait défaut dès les origines ; donc, oui, définitivement à ranger avec « La Vallée des Femmes Perdues » dans les plus mauvaises aventures de Conan.

Heureusement, la nouvelle titre remonte sacrément le niveau. « Les Clous rouges » (pp. 293-392) est une des plus célèbres aventures de Conan, et la meilleure à en croire certains. Son introduction un peu longuette et quelques grivoiseries dispensables ici ou là l’empêchent en ce qui me concerne d’atteindre et plus encore de dépasser en qualité « Au-delà de la rivière Noire », mais je ne peux qu’aquiescer aux jugements positifs concernant ce long et ultime récit, à nouveau très noir et très violent, et doté cette fois d’un personnage féminin nettement plus respectable que d’habitude en la personne de Valeria de la Fraternité Rouge. Quant à l’analyse de ce texte bien plus riche qu’il n’y paraît, je ne saurais prétendre faire mieux que Patrice Louinet et Simon Sanahujas (dans son dernier article de ses Nombreuses Vies de Conan), et, ne voyant guère l’intérêt de les paraphraser, je me contenterai donc lâchement de vous y renvoyer.

Je ne vais pas détailler les appendices, à réserver dans l’ensemble aux érudits howardiens. Mais, comme d’habitude, un texte au moins mérite la lecture (dédoublé en deux versions inachevées, par ailleurs, pp. 398-412 et 413-437), « Des loups sur la Frontière », étrange ébauche hyborienne mais sans Conan - simplement mentionné - des récits pictes de la saga, et en premier lieu « Au-delà de la rivière Noire ». Plus léger, on s’intéressera également à la fameuse « Lettre à P. Schuyler Miller » (pp. 494-497), dans laquelle Howard s’amuse avec la biographie de son personnage...

Si Les Clous rouges contient quelques pages indigestes, il n’en constitue pas moins à mon sens le sommet des aventures de Conan. Il clot ainsi magnifiquement cette intégrale qui nous a permis de redécouvrir un grand personnage des origines de l’heroic fantasy, que l’on croyait connaître, mais que l’on ne peut véritablement appréhender profondément que maintenant, grace à l’excellent travail accompli par Patrice Louinet. Alors, certes, ce n’est pas de la grande littérature, mais du pulp assumé ; cela dit, l’amateur de fantasy aura tout à gagner à la lecture de cette œuvre incomparable, qui enfonce par son ampleur et sa puissance tous les clones scandaleux et appauvris que la BCF nous prodigue à longueur d’années...

Note : Cet article est une reprise de celui publié le 23 décembre 2008 sur le blog "Welcome to Nebalia".