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"Conan - l’heure du dragon", 2ème volume, 1934

jeudi 25 novembre 2010, par Nébal

Conan - L’Heure du dragon - second volume, 1934
Robert Ervin Howard
Editions Bragelonne
Grand format - 477 pages reliées avec jacket
Illustrations par Gary Gianni, ouvrage dirigé par Patrice Louinet, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrice Louinet
2008


Voici enfin ce deuxième volume de l’intégrale des « Conan » de Robert E. Howard dans leur version non retouchée par Sprague de Camp. Je ne vais pas revenir ici sur l’auteur, le personnage et les péripéties éditoriales, voyez ma note sur le premier volume, ah mais. Je me contenterai de répéter ici une seule chose : merci monsieur Patrice Louinet, et merci Bragelonne. Parce que c’est bien d’être poli et de faire preuve de gratitude, des fois. Ah, si notons aussi que c’est décidément une fort jolie édition, reliée et illustrée (même si le travail de Gary Gianni ne me paraît pas toujours très convaincant, loin de là...).

Passons directement au vif du sujet. La différence avec le premier volume saute aux yeux : là où celui-ci nous proposait une dizaine de nouvelles, seuls trois textes figurent au sommaire de ce nouvel opus couvrant la production hyborienne de Howard en 1934 : deux longues nouvelles... et un roman, qui donne son titre au recueil. Patrice Louinet ne cesse de répéter, tant dans sa brève « Introduction » (pp. 11-14) que dans sa passionnante postface, « Une Genèse Hyborienne (deuxième partie) » (pp. 459-476), que c’est là, à son avis, l’apogée de Robert Howard, et l’époque de ses meilleurs récits de Conan. De la part de cet éditeur talentueux et grand spécialiste de Howard, je ne crains guère le baratin promotionnel, et suis assez persuadé de sa sincérité ; reste à voir si cette opinion s’impose à tous, néanmoins.

Détaillons un brin, comme d’hab’. On commence avec la longue nouvelle intitulée « Le Peuple du Cercle noir » (pp. 15-114). Conan est alors le chef d’une bande de pillards dans une contrée hyborienne à la frontière du Proche-Orient et de l’Asie centrale (on parle d’Afghulistan, d’Iranistan, de Khurum, etc.). Il se retrouve bien malgré lui impliqué dans une sombre histoire faite d’une multitude de complots politiques et de trahisons, saupoudrés de la plus noire des sorcelleries. Quand il enlève la Devi Yasmina bouleversée par la mort de son frère le roi de Vendhya, il ne se doute guère que son chantage le conduira au repaire des mystérieux et terrifiants Prophètes Noirs de Yimsha, avec à ses trousses les agents de plusieurs nations et nombre de brigands jaloux... L’histoire est très complexe, et débute remarquablement bien ; le cadre est très réussi, à tous les niveaux, et Howard use de personnages un peu plus fouillés que d’habitude : la Devi Yasmina, quand bien même elle est nécessairement en petite tenue et malmenée par des brutes épaisses, n’a rien d’une greluche ; surtout, on notera ces seconds rôles intéressants que sont Khemsa et Gitara, joli couple de traîtres. Patrice Louinet, là encore, insiste sur ce point. Pourtant, je dirais que cette longue nouvelle, si elle n’est certainement pas mauvaise, n’est pas non plus totalement convaincante : en effet, Howard ouvre de nombreuses pistes, que le cours de l’action l’oblige à négliger bien vite ; les complots des premières pages laissent bientôt la place à une cavalcade effrénée où les personnages n’ont guère le temps de réfléchir et se contentent d’agir ; quant à Khemsa et Gitara, on ne peut que regretter leur évacuation soudaine, là où ils auraient très certainement pu apporter à cette histoire un atout de taille...

Mais passons à la suite, avec le roman L’Heure du dragon (pp. 115-343), écrit par un Robert Howard désireux d’être publié en Angleterre : l’éditeur britannique qu’il avait contacté disait ne pas être en mesure de publier ses nouvelles, mais pouvoir probablement faire quelque chose si l’auteur lui fournissait un roman. Howard n’avait jamais tenté l’expérience, mais « Le Peuple du Cercle noir », qu’il venait d’achever, semblait montrer qu’il était capable de s’attaquer à la forme longue (on lui demandait deux fois plus de signes, ceci dit...) ; il se met donc au travail, et livre assez vite le résultat (qui sera également publié dans Weird Tales en plusieurs épisodes : durant l’année 1934, chaque numéro ou presque de la revue comprend une aventure de Conan, qui se voit régulièrement attribuer la couverture, jeune fille dénudée oblige...). Ce sera donc L’Heure du dragon , un roman sans dragon (je le dis au cas où, hein...), mais avec un Conan roi d’Aquilonie, au terme de sa carrière.

Tout commence à nouveau par un sinistre complot, bien sûr. Un quatuor d’arrivistes plus ou moins compétents pense avoir trouvé le moyen de parvenir à ses fins : à l’aide d’une mystérieuse relique, le Cœur d’Ahriman, le prêtre de Mitra défroqué Orastes ressuscite le cruel et terrifiant sorcier Xaltotun de Python, mort il y a de cela des siècles, du temps du noir Empire d’Acheron, depuis dévasté par les Stygiens et les Hyboriens ; les pouvoirs diaboliques du sorcier sont en mesure de placer l’ambitieux Tarascus sur le trône de Némédie, et de déclencher ainsi une guerre contre l’Aquilonie afin de renverser Conan et de le remplacer par Valerius, noble décadent et dément, déshérité il y a bien longtemps par le prédécesseur de Conan ; celui qui tire les ficelles, cependant, est bien le riche Amalric, qui entend posséder ainsi en sous-main les deux puissants royaumes... mais c’est compter, bien sûr, sans les propres ambitions de Xaltotun, désireux de ressusciter l’Empire d’Acheron.

Dans un premier temps, cela dit, tout se passe au mieux pour les conspirateurs : le roi de Némédie meurt dans des circonstances mystérieuses, Tarascus le remplace et lève bien vite une armée prétextant la légitimité de Valerius pour envahir l’Aquilonie. Conan, certes, ne compte pas se laisser faire, et subodore un noir complot dans l’éveil inopiné de ses deux nobles ennemis ; las, lors d’une bataille décisive, la magie de Xaltotun l’empêche de se battre, et l’armée aquilonienne, menée au combat par un sosie du roi, succombe sous les assauts des Némédiens : bientôt, tous en Aquilonie sont persuadés de la mort de Conan, et la route de Tarantia se libère pour « l’usurpateur » Valerius. Conan, pourtant, est bien vivant ; mais il est prisonnier de Xaltotun...

Jusqu’ici, tout se tient très bien, et le roman est véritablement passionnant ; on y sent, certes, des emprunts à des récits précédents (comme souvent chez Howard, d’ailleurs ; voyez la postface de Patrice Louinet) ; ici, on reconnaît notamment « Le Colosse Noir », et plus encore, surtout pour l’épique scène de l’évasion de Conan, « La Citadelle Ecarlate », deux excellentes aventures publiées dans le premier volume. Le synopsis (pp. 447-450) s’arrête à peu près là... mais le roman est pourtant loin d’être achevé. Et c’est ici que le bât blesse, à mon sens. Le mode quête s’active bientôt, et Conan, seul contre tous, se lance à la recherche du Cœur d’Ahriman, indispensable pour vaincre Xaltotun ; dès lors, les péripéties s’enchaînent, et l’on passe sans cesse du coq à l’âne, notamment lors du bref séjour de Conan en Stygie (après un détour temporaire par la case Amra...), où notre barbare préféré ne cesse de tomber de Charybde en Scylla tout au long de scènes horrifiques plus ou moins lovecraftiennes, rapidement esquissées, et tout aussi rapidement délaissées... Et c’est dommage, car il y avait de quoi faire (c’est notamment vrai pour ce qui est des scènes dans la pyramide stygienne, ainsi celle avec la vampiresse Akivasha - qui a à l’évidence inspiré Oliver Stone et John Milius pour une scène mémorable, mais tout aussi abrupte, de Conan le Barbare -, qui tombe ici un peu comme un cheveu sur la soupe...). Tout aussi gênant, durant tout ce temps, on ne nous parle plus guère des « méchants » du premier acte, et notamment de Xaltotun, qui méritait tout de même mieux ! Bref, sur la longueur, Howard retrouve ses réflexes de sprinter quand on lui demande de courir un marathon, il s’essoufle régulièrement, et L’Heure du dragon perd de sa cohérence initiale pour se transformer en une frénétique compilation de - trop brèves ! - nouvelles... Alors, certes, on ne s’ennuie pas vraiment, l’action ne manque pas, le suspense et l’horreur non plus, mais l’on n’en est pas moins frustré, jusqu’à ce que la conclusion du roman retrouve la trame initiale (en nouant plus ou moins adroitement les divers fils apparus depuis - Zenobia !!!).

C’est d’autant plus dommage que certains passages de L’Heure du dragon sont véritablement anthologiques, et que l’on aurait aimé que l’ensemble soit du même niveau, là où le récit joue finalement très vite aux montagnes russes... Mais certaines scènes, donc, valent franchement le détour. Je l’avais déjà noté pour le premier volume (une phénoménale scène du « Colosse Noir »), mais Howard, en dépit de sa plume souvent lourde (la traduction ne joue pas forcément la carte de l’élégance, dois-je dire, c’est du moins l’impression que j’en retire...), fait preuve d’un réel talent pour les grandes scènes de bataille : dans son roman, il nous en livre deux véritablement excellentes, au début et à la fin ; la bataille finale, à vrai dire, vaut surtout pour un de ses épisodes parallèles (l’embuscade ; après les errements de la quête du Cœur d’Ahriman, on retrouve ici du très grand Conan... sans Conan !) ; mais la première est une vraie merveille : Conan paralysé ne peut participer à la bataille, ni même la voir de lui-même ; tout le récit des dantesques affrontements nous est ainsi fait par un écuyer décrivant la scène à son roi exténué de rage. Le souffle lyrique se retrouve magnifié par cet astucieux procédé très théâtral (grec ou élisabéthain, comme on voudra), et le résultat est tout simplement parfait... Quel dommage que tout le reste ne soit pas à la hauteur !

Le bilan est pourtant sans appel en ce qui me concerne : en s’essayant ici au roman, Howard n’a fait que démontrer qu’il était un auteur de nouvelles. Idée qui se trouve renforcée par le dernier récit figurant dans ce recueil, le bien plus court « Une sorcière viendra au monde » (pp. 345-399) ; cette nouvelle n’est pourtant pas parfaite là non plus : malgré tout trop longue (!), elle tend aussi un peu, sur le tard, à passer abruptement du coq à l’âne... Mais elle est quand même plus cohérente et unie que ce qui précède. Si le fond de l’histoire n’est guère original (à nouveau un complot, bien sûr : une sorcière que l’on supposait morte accapare l’identité de sa sœur jumelle, la reine du Khauran Taramis ; Conan, chef de la garde, comprend qu’il y a quelque chose de louche dans le changement d’attitude de la monarque, et déclenche la rébellion contre l’usurpatrice), Howard nous réserve quand même de très belles pages, typiques du meilleur Conan, quand bien même le Cimerrien n’est finalement pas au centre de l’aventure. Mais une séquence anthologique, stupéfiante de sadisme gore (et totalement surréaliste, à vrai dire !), pose sa marque sur l’ensemble du texte : la crucifixion de Conan, qui a là encore inspiré Milius et Stone, bien sûr, mais on doit reconnaître - les yeux exorbités ! - que pour le coup ils se sont montrés petits joueurs... On appréciera ensuite le jeu politique de Conan exilé dans la steppe (avec là aussi un joli second rôle). Pour le reste, ce n’est pas tant son action qui importe, que la vengeance shakespearienne en diable d’un jeune soldat fou de douleur...

Comme dans le premier volume, on trouvera en annexes un certain nombre de synopsis et de notes concernant ces trois récits ; ces documents ne sont bien entendu guère attrayants - ce n’est pas leur raison d’être - mais néanmoins fort instructifs sur les méthodes de travail de Howard. Pour ma part, j’ai trouvé flagrant le travers mentionné plus haut : le début de chaque synopsis est extrêmement détaillé et très solide... puis laisse un gros blanc pour la conclusion, expliquant passablement la tendance au partage en couille (ou à l’improvisation, au choix...) qui caractérise la fin de ces longs textes.

C’est particulièrement flagrant dans le cas d’un long fragment, qui tenait semble-t-il d’une première ébauche de roman, abandonnée par Howard qui avait conscience de ce défaut et n’était guère satisfait de la conclusion de son histoire : on en trouve le synopsis complet (pp. 413-418), souffrant clairement de ce travers ; plus séduisant pour le non-exégète, encore que, on trouve ensuite (même s’il vaut sans doute mieux le lire avant...) tout le début de ce long texte, sous forme de brouillon - donc guère travaillé sur le plan formel (« Histoire inachevée, sans titre », pp. 419-445) ; en l’état, si l’on se montre peu regardant sur la forme, et si l’on veut bien fermer les yeux sur l’agaçant racisme qui tend à en ressortir, ça donne une nouvelle finalement assez correcte, qui n’est pas sans évoquer, là non plus, d’anciens textes (et notamment « Xuthal la crépusculaire »), d’autant qu’elle retourne un peu à l’inspiration lovecraftienne si frappante dans le premier volume (jeune fille dénudée inside, bien sûr)... mais c’est une nouvelle sans Conan, qui n’apparaît en fait que dans les toutes dernières pages ! La suite du synopsis n’ayant rien à voir avec ce relativement intéressant début, on ne trouvera guère étonnant que Howard ait finalement abandonné ce texte pour passer à L’Heure du dragon ...

Répétons, enfin, que la postface de Patrice Louinet est indispensable et passionnante, notamment dans ses développements shakespeariens et arthuriens (même si elle me paraît très contestable par endroits ; non pour ce qui est de la connaissance de l’œuvre howardienne en général et de Conan en particulier, ici je ne peux que m’incliner devant le spécialiste, mais pour diverses interprétations plus ou moins cohérentes - confusion sur rex et imperator, p. 470 - ou plus ou moins capillotractées - ainsi, pour l’étymologie d’Albiona, p. 472 : le roman étant arthurien et destiné à l’origine à un public anglais, je penserais en premier lieu à « Albion », qui n’est pas retenu ici, Patrice Louinet recourant de suite au latin, ce qui est compréhensible, puis à des racines celtiques fort éloignées, ce qui l’est moins...).

Au final, Conan - L’Heure du dragon est bien évidemment indispensable pour les fanatiques howardiens ; il saura sans doute satisfaire les lecteurs curieux ou désireux de se livrer à une sorte d’archéologie de l’heroic fantasy, et tout simplement ceux qui ont envie de passer un bon moment avec une littérature populaire de qualité, sans être exceptionnelle. Mais les textes figurant dans ce recueil sont néanmoins tous émaillés de défauts souvent frustrants et, loin de suivre Patrice Louinet, j’avouerai pour ma part que je n’y vois certainement pas l’apogée de Robert Howard : j’y ai préféré dans l’ensemble, avec leurs défauts, les récits plus courts, plus horrifiques et sans doute moins ambitieux du premier volume... Ce qui ne m’empêchera pas, à l’évidence, de me jeter sur le troisième dès qu’il sortira.

Note : Cet article est une reprise de celui publié le 6 mai 2008 sur le blog "Welcome to Nebalia".