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Steve Harrison et le Maître des Morts

dimanche 3 octobre 2010, par François Truchaud

Le péril jaune !
Le seizième Howard chez NéO et le premier des deux volumes qui rassembleront toutes les aventures de Steve Harrison, soit dix nouvelles et un synopsis. Une fois de plus, un événement et une Première Mondiale ! En effet, ces nouvelles n’avaient jamais été réunies en volume, dans le monde entier (à commencer par les Etats-Unis) et certaines étaient inédites à ce jour ! Le lecteur français, à nouveau privilégié, sera le premier à les découvrir dans leur intégralité, telles qu’elles ont été conçues et écrites par REH. Et la publication de l’œuvre complète du génial « Two-Gun Bob » se poursuit - nous sommes à peine à mi-course de sa superbe trajectoire ! - dans un peu plus de deux ans, si les dieux Noirs veillent sur notre destinée, « l’intégrale Howard » sera achevée, pour la première fois au monde !
Avec Steve Harrison - encore un nouveau personnage ! - Howard aborde un nouveau genre, celui de l’histoire policière, malgré lui. En effet, à cette époque - nous sommes en 1933 - Howard est un écrivain de
pulps à succès et l’un des auteurs « maison » de Weird Tales. Mais ce magazine met un temps infini à payer ses auteurs, et d’autres sont obligés de suspendre leurs publications. C’est la Dépression, la grande crise économique qui ravage les Etats-Unis. Toujours en quête d’argent, Howard recherche de nouveaux débouchés, de nouveaux marchés, susceptibles d’accueillir son abondante production. A cette époque, il avait pour agent littéraire Otis Adelbert Kline. Ce dernier lui conseilla, entre autres, de s’essayer à l’histoire policière, à la « detective fiction ». Et REH s’y employa, avec son génie habituel. Steve Harrison est l’un de ses « policiers » les plus remarquables, au même titre Butch Gorman et Brent Kirby, que le lecteur découvrira dans un volume ultérieur.
Néanmoins, Howard n’était guère attiré par ce genre. Comme il l’écrivit par la suite : « J’ai définitivement abandonné le genre policier. De toute façon, je ne réussissais guère dans ce domaine, et il représente un type d’histoires que je déteste tout particulièrement. J’ai du mal à lire ce genre d’histoires... encore plus à en écrire. »
Un jugement plutôt dur qui ne correspond pas à la réalité, au résultat- comme le lecteur pourra s’en rendre compte - mais qui s’explique en partie. Howard ne s’intéresse pas au genre policier en lui-même, aux histories du type « qui a tué qui », qui est l’assassin ?, pourquoi a-t-il commis un meurtre ? et comment le détective fera-t-il pour découvrir le mobile du meurtre et le meurtrier ? Il s’intéresse beaucoup plus à l’atmosphère, à l’ambiance, à l’affrontement en lui-même, à la lutte - en fait - du Bien et du Mal, de la Lumière et des forces des Ténèbres. Ce qui donne, tout naturellement, un climat fantastique à ces histoires. Car toute enquête est une quête, et Steve Harrison en est le
médium privilégié.
Sur une trame très mince, le prétexte policier, Howard tisse une toile d’aventures et de mystères et retrouve instinctivement l’univers qui lui est propre, à dominante fantastique, un monde violent et sanglant, où l’action démarre sur des chapeaux de roue et ne s’arrête plus jusqu’à la dernière phrase du récit. Au passage, il ne se prive pas d’ « emprunter » certains caractères, notations ou situations... à ses propres histoires écrites antérieurement ! Howard use et abuse de certains noms propres, à commencer par le prénom « Steve » ou « Stephen ». Le nom entier « Steve Costigan » ou « Stephen Costigan », auquel il s’identifie totalement, a valeur de fétiche à ses yeux : ainsi, dans son roman autobiographique,
Post Oaks and Sand Roughs, le protagoniste s’appelle Stephen Costigan, un de plus ! Même chose pour Erlik Khan, nom que l’on retrouve dans quantité d’histoires, et bien d’autres ! Mais cette utilisation abusive, que certains pourraient lui reprocher, produit au contraire une impression de familiarité, qui donne d’autant plus de force à la création howardienne.
La première histoire policière que REH écrivit fut
Black Talons (à paraître dans un volume ultérieur). Kline avait réussi à la vendre à Nickel Detective lorsque cette revue changea de nom et devint Strange Detective Stories. L’histoire parut dans le numéro de décembre 1933. La seconde fur la première aventure de Steve Harrison, Fangs of Gold, dont le titre original était People of the Serpent (nous l’avons utilisé pour le titre français Le peuple du Serpent) et parut dans le numéro de février 1934 de Strange Detective Stories. Une autre histoire de Steve Harrison devait paraître dans le même numéro : Teeth of Doom. Le rédacteur en chef, voulant éviter une « doublon », changea le nom du détective en celui de Brock Rollins : l’histoire parut sous la signature de Patrick Ervin (l’un des nombreux pseudonymes de REH) et reçut un nouveau titre : The Tomb’s Secret. A ma connaissance, elle paraît dans le présent volume pour la première fois sous sa forme originale : Les dents de la mort, et c’est l’une des aventures les plus macabres de Steve Harrison.
Les noms du Livre Noir (Names in the Black Book) parut dans le numéro de mai 1934 de Super-Detective Stories. Cette histoire était la suite directe du Maître des Morts (Lord of the Dead), qui était prévue pour le numéro de mars 1934 de Strange Detective Stories, mais cette histoire ne parut jamais (annoncée sous le titre anglais Dead Man’s Doom) car le magazine cessa de paraître en février ! Le Maître des Morts parut finalement en... 1978 ! Les lecteur découvrant la première histoire Les noms du Livre Noir (qui était, en fait, la seconde !) furent sans doute très intrigués par des références constantes à une première histoire, antérieure... qui n’était jamais parue !
Quant au
Mystère de Tannernoe Lodge, inachevée à la mort de Howard, elle ne comportait que 2 800 mors (le tiers de l’histoire). Elle a été terminée par Fred Blosser, et fut publiée en 1981 par l’éditeur américain Donald M. Grant, dans un volume intitulé Lord of the Dead.
Ces précisions bibliographiques, nécessaires, illustrent bien la quête constante de marchés de la part de Howard, autant pour des raisons financières que pour la nécessité évidente pour lui de « placer » sa production abondante, ce qui explique le fait qu’il ait abordé tant de genres !
La plupart des aventures de Steve Harrison se déroulent à River Street, le « quartier oriental » d’une ville américaine qui n’est jamais citée. De même, Howard ne précise jamais les fonctions exactes de Steve Harrison. Celui-ci est chargé de faire régner l’ordre et la loi dans River Street, et c’est tout. C’est un policier, certes, mais qui travaille toujours seul (une obsession propre à Howard !) et la plupart du temps, il dit à Hoolihan, le chef de la police, ce que ce dernier doit faire !
La première histoire,
Le peuple du Serpent, n’est pas sans rappeler certaines histoires fantastiques de Howard se déroulant dans les marais, avec culte du vaudou, Noirs frénétiques et miasmes putrides de la jungle, ainsi Magie noir à Canaan (parue dans le recueil Le pacte noir). Howard revendique son appartenance au Sud et se souvient des histoires que lui racontait sa grand-mère : celle-ci lui inspirèrent vraisemblablement une autre, Les pigeons de l’enfer (dans la recueil L’homme noir) et sont centrées sur le personnage, qui exista réellement, de Kelly « the conjure-man », auquel Howard consacra un court texte (à paraître ultérieurement !). Néanmoins, River Street est le lieu privilégié des aventures de Steve Harrison, le lieu géométrique de tous les mystères et de toutes les terreurs ! Howard excelle à décrire l’ambiance inquiétante de ce quartier, où tout peut arriver, les rues recouvertes par le brouillard, les dédales de ruelles désertes, de maisons abandonnées, de quais en ruines... le décor est planté pour le « péril jaune », magnifiquement incarné par le personnage d’Erlik Khan, présent dans les deux aventures centrales de ce recueil. L’influence de Sax Rohmer est évidente (l’un des auteurs préférés de REH) et Erlik Khan vaut bien cet autre génie du crime, Fu Manchu ! Mais l’on songe immanquablement à une autre « génie du crime », inventé par Howard cette fois, Kathulos l’Egyptien, présent dans la superbe nouvelle L’horreur des abîmes (parue dans le recueil Le pacte noir, et publiée dans Weird Tales fin 1929). Le personnage est le même, l’ambiance identique, et l’imagination de Howard est délirante ! Il joue à fond le jeu du roman populaire, avec intrigue échevelée, coups de théâtre, couloirs secrets, portes dérobés et adversaires de toutes sortes... et de toute races ! Jamais le crime n’aura été aussi international... et oriental ! Chinois, bien sûr, mais aussi Mongols, Druses, Maronites du Liban et j’en passe ! Avec en prime, l’Afghan Khoda Khan, qui nous replonge dans l’ambiance d’El Borak ! Faut-il noter également l’influence de Conan Doyle... Howard cite à une moment Baskerville Avenue ! Howard est parfaitement à l’aise dans ce décor, constamment à la limite du fantastique et de l’épouvante, et Steve Harrison se déchaîne... les scènes de massacre et de carnage abondent. Quand il ne se sert pas de ses poings nus ou de son colt 45, Steve a pour armes favorites une hache ou une masse garnie de pointes d’acier ! Remarquons également la violence de certaines scènes et de certaines tortures (la mort de Johnny Kleck) dans la meilleure tradition du « roman noir »... avec quelques longueurs d’avance sur Mickey Spillane ! Enfin la découverte des Chinois allongés dans des caisses n’est pas sans rappeler certaines scènes à China-town... décrites par Dashiell Hammett ! Je n’insiste pas.
Soulignons rapidement le personnage de Joan La Tour, énergique au début, et qui, curieusement, devient ensuite une « demoiselle en détresse » que sauvera Steve ! Une apparition féminine, chose relativement rare chez Howard ! Les ingrédients « exotiques » : le lotus noir, le scorpion mortel d’Assam, les cigarettes droguées, la grenade noire, etc. ! Comme le dite Steve à un moment, ceci est « un rêve démoniaque, empli de sang et de violence » ! Sans oublier les chambres de tortures d’Erlik Khan, les fumeries d’opium, les dédales souterrains et le gaz verdâtre du
Mystère de Tannernoe Lodge. Terminons enfin sur les Dents de la mort, à l’ambiance particulièrement macabre, puisqu’il y est constamment question de cadavres et de dents (thème morbide entre tous, depuis Poe !) avec une scène étonnante dans un cimetière ! Pourtant, comme s’exclame Steve : « Nous sommes en Amérique, pas en Mongolie ! »
Howard s’en donne à cœur joie, pour notre plus grand plaisir ; Steve Harrison est conforme à son image et à celle des autres héros de REH. Vous le connaissez déjà, physiquement et moralement - tous sont coulés dans le même moule - mais, cette fois, le décor change, particulièrement inspiré et
chargé ! L’aventure fantastique, menée tambour battant !
A présent, plongez-vous dans le présent volume, fertile en mystères et en horreurs, en attendant...
Steve Harrison et le Talon d’Argent ! Le péril jaune est à votre porte... trop tard, vous avez déjà tourné la page !
François Truchaud
Ville-d’Avray
14 décembre 1984.


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